L’espace public à Saintes : protester pour reconquérir

L'espace public

La mobilisation du 10 septembre a été un véritable florilège de manifestations tout autant diverses que variées. Dans toute la France, les cortèges et les blocages ont trouvé des manières de s’exprimer aussi traditionnelles que surprenantes sur l’espace public. Comme par exemple avec ces citoyens qui ont traversé le même passage piéton toute la journée ou ces cyclistes qui ont tourné ensemble sur le même rond-point pendant des heures.

À Saintes, les trois actions menées ont été suivies et impactantes, notamment celle provoquant un ralentissement notable du rond-point dit “de Rochefort”, créant un embouteillage non-négligeable sur la D137. Lors de l’Assemblée Générale qui a suivi cette journée saintaise pluvieuse, la question de la suite de la mobilisation s’est posée avec intelligence et pragmatisme. Au cœur de cette interrogation, un sujet-clé : sur quel espace public de Saintes le mouvement doit-il et peut-il engager de nouvelles actions ?

L’espace public : un enjeu fort

Les revendications liées aux mobilisations du 10 septembre, et à celles à venir, reposent avant tout sur la récupération du pouvoir par le Peuple. À l’instar de l’argent et des institutions, l’espace public en est symboliquement un des éléments.

Agora et Forum : lieux de pouvoir populaire

L'Agora est un espace public
Représentation d’une Agora grecque

Dès l’Antiquité, le Forum (chez les Romains) ou l’Agora (chez les Grecs) désignait un rassemblement de citoyen·nes. Par usage, c’est ainsi qu’a été appelé le lieu où se déroulaient ces rassemblements. Véritable centre névralgique de la vie sociale, il était le théâtre de tout ce qui touchait à la vie du Peuple, par et pour le Peuple. Il pouvait s’agir de :

  • Commerce,
  • Artisanat,
  • Débat,
  • Procès,
  • Enseignement,
  • Cérémonie religieuse,
  • Partage d’informations, etc.

Le symbole de la démocratie

Si vous tapez “Agora” sur votre moteur de recherche, vous trouverez rapidement un fil rouge en regard des applications/projets/organismes qui ont choisi ce nom. L’Agora, par excellence, incarne :

  • Le dialogue.
  • Le collectif.
  • Le fonctionnement participatif.
  • La transparence des informations.

Dans les esprits, et en tout cas en tant que licence poétique, l’Agora, c’est-à-dire l’espace public partagé, est symbole de démocratie. Ironie absolue, c’est le nom que le gouvernement a choisi de donner à une plateforme de participation citoyenne qui permettrait soi-disant de donner son avis sur les politiques publiques.

Un acquis en danger

Depuis des années, le pouvoir démocratique du Peuple français est mis à mal de manière répétée, devenue presque systématique. Les manifestations, droit d’expression des citoyen.nes sur le territoire, sont réprimées avec violence, tout en recevant en réponse des revendications un silence empreint de mépris lourd.

Les dernières élections législatives ont vu leurs résultats piétinés par l’obstination pathologique d’un Président au comportement totalitaire. Et on constate régulièrement le peu de reconnaissance du vote des député·es à l’Assemblée Nationale, contourné et insulté à coup de 49.3 compulsifs. Effaçant les représentant·es du Peuple dans les prises de décision.

Poing levé

Il semble donc assez légitime, lorsque la démocratie est à ce point niée et méprisée, de se questionner sur la manière dont l’espace public est concrètement arraché au Peuple.

L’état de notre espace public actuel

L’espace public est le lieu où chaque citoyen.ne doit pouvoir exister et s’exprimer librement, tant sur des aspects physiques et émotionnels qu’intellectuels.

L’espace physique

Cet espace public est avant tout un espace physique. C’est un lieu où chacun et chacune doit pouvoir se déplacer et circuler librement, et en toute sécurité. Un des premiers constats est le manque de moyens mis en œuvre pour le rendre plus inclusif.

Panneau PMR

Le validisme systémique de la société Française bloque encore l’investissement de masse dans les initiatives et les actions concrètes pour permettre à toute personne, notamment à mobilité réduite, de pouvoir accéder là où iel a besoin d’aller.

Le harcèlement de rue et les agressions sexistes, véritables symptômes d’un système dominant issu d’un capitalisme et d’un patriarcat suintants, participent à cette inaccessibilité de l’espace public. Cette réalité peut d’ailleurs sans grande approximation s’appliquer à toutes les minorités, racisées et/ou LGBTQIA+.

L’espace sensoriel

L’espace public partagé est également un espace sensoriel puisque nous y partageons un environnement visuel et sonore commun. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, les scandales et les arrestations suite à l’affichage de drapeaux palestiniens incarnent pleinement l’appropriation de l’espace public visuel par l’autorité.

Drapeaux palestiniens

Ne pas pouvoir afficher ni s’afficher sont les symptômes criants de l’appropriation de l’espace par le Pouvoir. Il en va de même pour l’espace sonore dont l’accès reste corrélé à l’autorisation du Pouvoir.

Deux exemples sont assez représentatifs :

Panneau école

Le mouvement “No kids” a émergé via l’expression d’une volonté de blâmer les nuisances sonores générées par les enfants. Il a trouvé sa réalité dans le fait de créer des espaces où ils sont tout bonnement interdits d’accès. L’émergence, fortement bourgeoise, d’offres et d’aménagements répondant à cette demande renforce la destruction progressive de l’accès inconditionnel à l’espace public.

Faire taire la parole des femmes

Le traitement de la parole des femmes est aussi l’émergence concrète d’une appropriation de l’espace de communication par une classe dominante.

Lors d’une conférence sur le thème des VSS (Violences Sexuelles et Sexistes) en 2023 en Loire-Atlantique, une étude a été présentée. Elle mettait en exergue qu’une des raisons pathologiques qui amenaient les hommes à se sentir légitimes pour maltraiter les femmes, c’était la croyance profonde que le terrain, et notamment celui de la parole, leur appartenait exclusivement.

Menant irrémédiablement au besoin compulsif de faire taire celles qui venaient déranger ce privilège par leur existence.

Faire taire les femmes (à l’instar d’autres minorités sur lesquelles des études plus documentées peuvent être partagées), c’est les priver de l’accès à l’espace public. Au-delà des VSS physiques, le gaslighting et le mansplaining en sont des expressions symptomatiques.

Réduire au silence les victimes, par exemple, est une manière de rendre inaccessible le territoire du témoignage. Prendre le contrôle du discours d’une femme ou de sa prise de parole, c’est affirmer une domination complaisante sur le droit universel au savoir, à l’opinion et à la souveraineté.

Pour info
Le « gaslighting » (ou « déboussolage » en français) est une forme de manipulation mentale dans laquelle le récit d’une agression est déformé ou faussé par l’agresseur dans le but de faire douter la victime de sa mémoire, de sa perception de la réalité et/ou de sa santé mentale. 
Le terme « mansplaining » (« mecsplication » ou « pénispliquer » en français) désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, voire dont elle est experte, souvent sur un ton paternaliste ou condescendant.

Une réaction légitime

Ainsi les colères, comme les luttes, convergent. Être privé.e.s de démocratie, c’est non seulement subir la négation des urnes ou des mandats décisionnaires des élus, mais c’est également la privation (parfois par la privatisation d’ailleurs) des espaces partagés censés être le lieu de l’expression et de l’action du pouvoir du Peuple.

Reconquérir l’espace public : un enjeu de protestation

Face à ce constat particulièrement malheureux, le mouvement de mobilisation “Bloquons-tout” qui a démarré le 10 septembre, et qui manifestement va vivre dans la continuité, porte également l’ambition de reconquête d’un espace public pris en otage par le pouvoir en place et les mécaniques dominantes qu’il soutient.

Un cadre de contestation défini par le système : des exemples au cinéma

Le Transperceneige
Le Transperceneige, bande dessinée française créée par Jacques Lob (scénario) et Jean-Marc Rochette (dessin).

Dans Snowpiercer – le Transperceneige (notamment la version cinématographique), un train est en voyage tout autour de la Terre. Celle-ci ayant subi une grosse catastrophe apocalyptique comme on aime. Le train est constitué de wagons, remplis de ce qu’il reste de l’Humanité. Ils sont à l’image des classes sociales : les nantis sont en tête, les miséreux en queue, et entre les deux l’enchaînement des compartiments se fait à l’image de l’évolution bourgeoise.

Une rébellion se déclenche dans le wagon de queue, amenant le chef beau-gosse des opprimés à remonter tout le train pour éliminer les privilèges et tenter de construire un équilibre plus juste

Mais v’là t’y pas qu’en arrivant en tête du véhicule, le héros découvre en faisant face au Grand Chef Super Riche que la rébellion a été orchestrée par la caste dominante, en complicité de certains leaders du dernier wagon. Le système a besoin de cette phase de révolution pour être en mesure de se transformer et survivre dans sa configuration actuelle.

À l’instar de Matrix, il s’avère que le système possède déjà en son cœur la mécanique et le cadre de la contestation dont il a besoin pour servir ses intérêts et garantir sa pérennité. Ce n’est qu’en sortant de ce cadre agréé par les institutions en place qu’une réelle métamorphose se réalise et permet de changer les choses.

Face aux enjeux, déjouer le cadre établi

Le système, dans son infinie malice, a pris le soin de définir en son sein l’espace (physique, temporel, actif) qu’il autorise pour la contestation. C’est le cadre légal qui pose les limites et dicte la place qu’il tolère pour tout ce qui vient le déranger.

Respecter absolument les règles données par le système que l’on cherche à chambouler est donc par définition une manière de participer à son maintien, voire sa bonne santé.

La question peut se poser de savoir si le système est réellement dérangé lorsque la contestation se contraint à ne s’exercer qu’au sein de l’espace qu’il a autorisé. Le dérangement semble, de manière générale, se faire ressentir à partir du moment où le cadre autorisé est dépassé.

Ce que dit la loi sur l’espace public

Tout cela pourrait paraître un appel à une insurrection sans limites, sans le respect du cadre légal (qui est finalement la déclinaison des conditions d’acceptation d’une contestation du système).

Il ne serait pas judicieux, surtout après avoir tergiversé sur la notion de soin militant, de faire un appel aveugle à défier les lois, au risque d’en subir la réaction violente. Il est donc intéressant de se pencher sur ce que dicte le cadre légal en regard de la possession et de l’utilisation de l’espace public.

La loi exige de ne pas troubler l’ordre public. En droit français, l’ordre public représente l’ensemble des règles obligatoires qui touchent à l’organisation de la Nation, à l’économie, à la sécurité, à la paix publique, à la santé, à la morale et aux droits et libertés essentielles de chaque individu. Il repose sur quatre concepts :

  • Le respect de la tranquillité.
  • La garantie de la sécurité.
  • Le maintien de la salubrité.
  • La surveillance du bon ordre.

Pour donner quelques exemples :

  • Le respect de la tranquillité se traduit par le cadrage des nuisances sonores (par exemple avec la définition horaire du tapage nocturne).
  • La garantie de la sécurité passe par le Code de la route qui cadre les vitesses maximales autorisées pour les véhicules motorisés.
  • Le maintien de la salubrité prend soin de réprimander le jet de mégots, déchets ou déjections canines sur les trottoirs.
  • La surveillance du bon ordre englobe les actions quotidiennes de prévention des troubles à l’ordre public effectuées par la police (ex : contrôle routier). Elle diffère du maintien de l’ordre qui est un dispositif particulier déployé à l’occasion d’un rassemblement susceptible de dégénérer. Ce dernier visant à assurer ou rétablir le respect de la loi et la continuité des différentes activités d’une collectivité.
Tableau La Manifestation
Tableau du Mime Marceau – “La Manifestation”

Ceci étant dit, il existe aussi d’autres alternatives que la manifestation pour faire vivre la contestation hors du cadre du trouble à l’ordre public.

Quelques idées

Le mouvement “Bloquons tout” repose sur une réappropriation de la souveraineté du peuple, notamment dans un partage plus équitable des richesses et le respect d’un modèle démocratique représentatif.

L’espace public est un symbole de cette démocratie vivante et incarne une propriété commune, partagée et universelle. Sur la question de la continuation du mouvement et de ses actions sur Saintes, deux grands axes peuvent émerger.

Blocage 10 septembre à Saintes
Photo du blocage du rond-point à Saintes le 10 septembre 2025

Le premier fait perdurer les initiatives déjà enclenchées, notamment par l’occupation du terrain routier pour créer des ralentissements et le « dérangement des flux capitalistes » (Nicolas Framont). Ces actions sont, et la journée du 10 septembre l’a prouvé, des demandes d’énergie, de mobilisation et de pugnacité non négligeables.

Les messages de réappropriation de l’espace public liés à ces actions pourraient être :

  • Prenez conscience que votre liberté de circulation peut se faire au détriment de certain.es.
  • Réalisez que c’est un privilège de pouvoir occuper un espace public et de s’y déplacer.
  • Rappelez-vous que les territoires sont à tou.tes et que : conquérir, c’est léser.
Nature reprend ses droits

Le second pourrait s’incarner comme un questionnement sur les voies de déconstruction des mécaniques de prise d’otage de notre espace public partagé. À l’image de la Nature qui reprend ses droits dans des friches industrielles par exemple, nos actions citoyennes pourraient servir l’objectif de rendre l’espace de plus en plus public.

En regard des éléments partagés plus haut, cela pourrait se traduire par :

  • Donner de la visibilité à des images, des incarnations, des messages et des références qui dérangent l’ordre (pas public, mais celui de la classe dominante). À travers des collages, des affichages, ou tout simplement l’utilisation de nos corps pour porter un certain nombre de symboles.
  • Ouvrir des espaces pour les rendre accessibles aux minorités qui se sentent à ce jour stigmatisées par les infrastructures ou les comportements systémiques en place, via des opérations de transformation matérielle ou des campagnes d’accompagnement.
  • Monter le volume des voix stigmatisées et donner un micro aux messages qu’elles portent, à travers des lectures, des discours, des projections et une réflexion profonde sur les figures à qui est donné le rôle de porte-parole au sein de nos luttes (en interne comme en externe).

En étant bien loin d’être exhaustive, cette première liste se propose d’ouvrir le champ des idées pour des actions collectives, impactantes et cohérentes, dans un champ différent qui pourrait offrir le bénéfice d’une énergie moindre, et donc se projeter sur une durabilité meilleure.

Ensemble pour la suite

Saintes n’a pas à rougir de la qualité et de l’ampleur de sa mobilisation au regard de ce 10 septembre. Le RRC (Réseau de Résistance Citoyenne) n’a pas attendu cette date pour construire un fonctionnement et une organisation adaptée à la projection vers ce type d’actions. Au cœur des rouages de son succès, une approche démocratique et une réflexion collective au service d’opérations concrètes.

Défendre la démocratie, c’est également défendre le lieu où elle doit s’opérer. L’histoire gallo-romaine de Saintes invite à s’inspirer de l’Antiquité. Même si ce ne sont que les Arènes qui ont perduré à travers les siècles, la présence symbolique d’un Forum à réactiver semble bien vivante au sein des troupes militantes.

L’espace public est un enjeu non négligeable pour une mobilisation citoyenne, et sa réappropriation est fondamentale pour ancrer les racines d’une vraie transformation de société. Diagnostiquer la maltraitance que le système lui fait vivre dans son rapport de domination peut s’avérer une source d’inspiration pour agir dans la continuité et converger vers sa libération, ainsi que celle du Peuple qui l’occupe.